CHAPITRE V
Quand l’astronef s’était immobilisé au-dessus de Selena, le plus volumineux des satellites thaliens, et plus précisément au-dessus d’une région désolée du plus vaste astroport de l’Homéocratie, Ylvain s’était demandé comment Mennalik résoudrait le problème kineïphobique que posait son transfert. La réponse était venue très vite par l’entremise de Jarlad qui s’était déplacé, seul et sans arme, jusqu’au sas du vaisseau.
— Je suis Jarlad, s’était-il présenté. Veuillez me suivre.
— Ylvain, avait simplement répondu Ylvain, en emboîtant le pas au chef de la Commission.
Sans un mot, Jarlad lui avait fait traverser des salles et des couloirs – dont un abiotique – vides, jusqu’aux fameuses cabines de contrôle du Détecteur.
— Veuillez penser votre identité, s’il vous plaît, avait demandé le Détecteur.
— Galliê Peil Daugh, avait plaisanté Ylvain, par référence à Neïmia.
— Pourquoi mentez-vous ? avait reproché l’ordinateur. Vous êtes Ylvain dit « de Myve », transféré sur Thalie pour jugement.
— Connard, avait répliqué Ylvain, désabusé.
Le Détecteur l’avait libéré, et Jarlad l’avait guidé jusqu’à une navette dont il avait pris les commandes. Ce fut seulement quand l’appareil vola vers Thalie qu’il lança sa seconde phrase :
— Il y a longtemps que je désirais vous rencontrer… bien que je ne pensais pas le faire dans ces circonstances.
— Je dirais que vous ne pensiez pas le faire du tout ! riposta Ylvain. Ou alors, vous n’avez aucune confiance en Mennalik.
— Et pourtant ! Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, je souhaitais réellement bavarder avec vous.
Ylvain garda le silence. Jarlad était certainement sincère, mais cela n’avait, somme toute, aucune importance. C’était assez curieux de se retrouver enfermé dans une navette avec son pire ennemi.
— Vous trouvez la situation peu ordinaire, n’est-ce pas ? interrogea Jarlad. Peut-être même vous étonnez-vous de mon imprudence ?
— Un peu.
— Je crois que vous êtes incapable de violence.
— Certainement, mais j’ai d’autres moyens d’action.
— Pourquoi n’essayez-vous pas ?
« Parce que ce n’est pas le moment et que tu ne prendrais pas de risque sans un minimum de répondant », pensa Ylvain.
— Je tiens à ce procès.
— Je ne vous crois pas. (Jarlad était catégorique.) Soit vous estimez que je ne prendrais pas un tel risque sans couverture, soit ce n’est pas encore l’heure, mais l’argument du procès est indigne de nos deux intelligences.
Encore une fois, Ylvain se tut. Puisque Jarlad avait envie de dialoguer, c’était à lui d’entretenir la conversation. Ils ne s’apprendraient l’un l’autre de toute façon rien qui fût d’importance, alors autant patienter… Il avait quant à lui quelques jours de patience devant lui.
— Nous allons éprouver quelque difficulté à discuter de façon constructive, tous les deux, lâcha Jarlad, qui semblait suivre les mêmes cheminements que lui. Autant vous mettre à l’aise tout de suite, je serai votre seul interlocuteur jusqu’à cet ennuyeux procès. Cela nous laissera le temps de nous dérider.
Ylvain resta obstinément muet, toute son attention focalisée sur le bonhomme : ses attitudes, son timbre de voix, sa façon d’effleurer les instruments de pilotage, sa respiration, sa silhouette, son allure, ses traits. Rien ne lui échappait, pas même que Jarlad se livrait au même examen sur lui.
— Vous avez une énorme confiance en vous, remarqua le vieillard. Elle suinte de tous vos pores… Cela ne correspond ni à ce que je sais, ni à l’idée que je m’étais faite de vous. C’est assez étonnant, n’est-ce pas ? Là, précisément, alors que vous êtes dans… dans une fâcheuse situation. Soyons honnêtes. Que pouvez-vous donc encore espérer ?
— La justice.
Jarlad hoqueta deux petits rires amusés.
— Excusez-moi. Tal-Eb aurait certainement su rester sérieux devant ce bon mot, mais ce n’est pas dans ma nature. (Il sourit, puis abandonna d’un coup son aménité.) Je vois à vos réponses que je vous ennuie, ce que je comprends d’ailleurs fort bien. Comme nous ne pouvons actuellement pas converser de sujets intéressants sans craindre de révéler certaines choses qui ne doivent pas l’être, notre entretien risque d’être soporifique. Nous allons le remettre à plus tard.
Ylvain se rencogna dans son siège et attendit que le voyage prît fin, ce qui se produisit quatre heures plus tard d’une façon aussi déconcertante que désagréable.
La navette avait survolé deux grandes îles qu’un jour naissant avait révélées fortement urbanisées, puis plusieurs centaines de kilomètres d’océan, quand son pilote la fit tout à coup plonger dans les eaux. Le kineïre parvint à masquer sa surprise ; il y parvint même si bien que Jarlad se décida à fournir quelques explications :
— Les Thaliens sont des gens pratiques, ils préfèrent prévenir les maux que les guérir. Le Détecteur est d’ailleurs une réussite en la matière, n’est-ce pas ? Ils bénéficient aussi du plus faible taux de criminalité de l’Homéocratie…
— Après la Terre, coupa Ylvain.
— Pour l’instant, la Terre est encore à l’écart du Conseil. Donc, Thalie n’a pas besoin de vastes structures pénitentiaires. En fait, elle use essentiellement des planètes-prisons, mais certains délits ne méritent pas un onéreux transport jusqu’à l’une d’elles et il faut bien, de toute façon, incarcérer les criminels jusqu’à leur jugement. On a donc construit quatre Quartiers de Haute Sécurité sous les océans ; un pour les détenus thaliens, un pour les extra-thaliens, un pour les prisonniers éthiques et un à tout hasard. Ces Q.H.S. sont intégralement autogérés et sous la coupe du Détecteur : pas de gardien, pas de visite, pas de moyen d’évasion. Je vous conduis jusqu’au Q.H.S. de secours – si vous me passez l’expression. Vous y serez seul, à mille kilomètres de la côte la plus proche, par mille quatre cents mètres de fond.
Ylvain consentit un sourire empreint d’un certain respect et s’enferma à nouveau dans son mutisme. Il y demeura quand la navette atteignit la prison sous-marine et y resta après les dernières paroles de Jarlad.
— Je vous laisse à votre silence. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez… Le Détecteur est à votre écoute.
Jarlad ne précisa ni si, ni quand il reviendrait, mais son retour était proche, ils le savaient tous deux.
Pourtant, il tarda : cela faisait partie du jeu.
*
**
La solitude d’Ylvain dura cent six heures. Il en dormit trente-six et occupa le reste à donner l’impression que la situation lui convenait. Tout ce qu’il ferait durant sa détention serait analysé ; il décida donc d’orienter cette analyse. Son premier réflexe avait été de visiter le bâtiment ; il le contint. À peine Jarlad parti, il s’adressa au Détecteur, comme si son utilisation lui était familière :
— Existe-t-il un endroit où tu puisses me projeter un hologramme de la prison ?
— L’holorama, répondit le vocodeur.
La voix semblait surgir du plafond.
— Guide-moi.
L’ordinateur lui fit traverser plusieurs couloirs et six sas jusqu’à une petite salle d’holovision, où l’attendait la projection demandée. Ylvain remarqua que les halogènes s’allumaient cinq mètres devant lui pour s’éteindre cinq mètres derrière : le Détecteur rationnait l’énergie. Le Q.H.S. était une série de bulles cloisonnées, de faible hauteur, qui s’étendait sur quatre hectares. Apparemment, la gestion électronique s’effectuait au sous-sol, qui était inaccessible. Il n’existait aucun moyen de s’évader : pas de submersible, pas de caisson de décompression, pas de matériel de plongée. L’ensemble était organisé comme une petite ville militaire ; le mot d’ordre était : fonctionnalité ; et la motivation : isolement.
Ylvain se choisit une cellule, la plus proche de l’appontement principal, et s’y installa. Les cellules, quoique étroites, étaient équipées pour qu’un prisonnier n’eût pas à en sortir : du lit à la douche, en passant par les éléments sportifs, le distributeur de nourriture et la console informatique – qui faisait office de biblio et de ludothèque –, il n’y manquait rien, si ce n’était un peu de vie. Ordinairement, jamais un prisonnier n’en voyait un autre – sauf dans l’holorama, une fois par mois, où toute tentative de communication était âprement sanctionnée : suppression des loisirs, lecture comprise. La règle majeure de l’établissement était le silence : pas ou peu de bruits, pas de musique, pas de dialogue avec le Détecteur. Ylvain, lui, n’ouvrit la bouche que pour boire, manger, se laver les dents et exiger ceci ou cela de l’ordinateur, requêtes généralement en rapport avec ses besoins alimentaires. Il lisait, prenait un peu d’exercice dans les couloirs ou réfléchissait à la création de keïns.
Quand le Détecteur, conformément aux ordres de Jarlad, tenta d’engager la conversation, Ylvain le rabroua sèchement, puis il ignora les autres essais. Jarlad revint, il prit grand soin de le faire pendant le sommeil d’Ylvain, au milieu d’une phase paradoxale ; il eut droit, à sa plus grande déception, à une remarquable démonstration de réveil facile.
— Vous êtes surprenant ! fut sa première phrase. Quel réveil ! Tant mieux, je suis pressé.
— Il ne fallait pas vous déranger, railla Ylvain.
— J’avais besoin de m’aérer l’intellect, et vous êtes l’oxygène rêvé pour cet exercice.
— L’oxygène oxyde.
Le vieillard dut estimer qu’il avait pris un mauvais départ, car il changea immédiatement de registre :
— Je crois savoir ce que vous êtes venu faire sur Thalie. Puis-je espérer un dialogue un peu moins rébarbatif ou dois-je me retirer ?
— Je ne suis ni pour, ni contre, bien au contraire.
Jarlad tiqua.
— D’accord, j’accepte de supporter votre ironie le temps qu’elle s’étrangle… Je suppose que vous la croyez justifiée. (Il se mit à parler plus vite :) Sommairement, votre vie depuis le renvoi de Chimë se résume à Rêve de Vie, cela sauterait aux yeux de n’importe quel psychologue amateur. Toutefois, j’avoue être passé un peu à côté… même après l’avoir vu.
— Vous avez assisté à une de mes projections ?
Ylvain ne cachait pas son étonnement.
— La seconde que vous avez donnée sur Terre, oui.
— Vous avez… apprécié ?
— Artistiquement, sans conteste. Mais vous connaissez les raisons qui m’astreignent à mettre de côté la valeur artistique de votre travail. Cette vision m’a conduit à imaginer le commando qui a si lamentablement échoué… Revenons à Rêve de Vie, puisque ce keïn, non content de rappeler votre existence, trahit vos ambitions ou, pour être plus exact, vos aspirations. Sincèrement, Ylvain, la finalité de votre combat ne me gêne aucunement. Vous désirez être libre de projeter ? Quoi de plus naturel ? Si vous aviez attendu vingt ou trente ans, je vous aurais laissé faire… à Mayalahani près, puis Mademoisel, bien entendu.
— Made surtout.
— Oui, surtout Mademoisel. Quel dommage pour vous de l’avoir ralliée à vos idées ! Ennieh a un jour remarquablement résumé la situation : vous êtes un créateur, vous allez penser la théorie ; Mademoisel est un ingénieur, elle va l’appliquer à ses ambitions ; Mayalahani est une force brute, une destructrice, elle va balayer l’opposition. Vous trois ensemble, c’est tout bêtement la réunion des trois conditions sine qua non à une catastrophe sociale. Le problème, aujourd’hui, c’est que vous avez fondu vos talents individuels et que Mademoisel possède les trois… Mayalahani et vous aussi, à des degrés moindres, mais vous deux ne briguez qu’un épanouissement limité à vos seuls domaines. (Jarlad s’arrêta un moment et hocha trois fois la tête.)
Trop de gens ont commis trop d’erreurs à votre propos. Ennieh pour commencer ; Tal-Eb pour terminer. Moi-même, je vous ai laissé me déborder par ignorance. Je veux en finir.
« Moi aussi ! » pensa Ylvain. « Voyons lequel a le plus d’atouts. »
— Vous disiez avoir compris mes intentions, recentra-t-il.
— Non sans difficulté, croyez-moi. (Jarlad sourit à ce souvenir.) Tout s’est enchaîné au moment où Tal-Eb m’a appelé pour m’apprendre que vous étiez seul dans l’astronef. J’ai réalisé que vos amis étaient restés sur Terre, accrochés à lui, et j’ai cherché à savoir pourquoi. Pourquoi acceptiez-vous de venir ici et d’être jugé ? Pourquoi le reste du groupe tenait-il le Premier Ministre égocrate sous sa coupe ? Rêve de Vie est la solution.
— Je ne vois pas.
— Vous voulez en changer la fin, le romantique en vous veut que Neïmia s’en sorte libre de poursuivre son rêve. Donc, vous devez être acquitté, pas seulement laissé en liberté ! La relaxe complète. Cela, évidemment, c’est impossible, d’où je déduis que vous comptez manipuler le procès… Or, seul, vous risquez d’échouer. Mademoisel et Mayalahani vont donc vous rejoindre avec l’émissaire terrien, devenu inopinément Tal-Eb en personne.
Le chef de la Commission affichait une très légère fierté et Ylvain une vague pâleur, mais tous deux s’efforçaient de contenir leurs émotions, au moins en apparence.
— Reste le Détecteur. (Il y avait un peu de doute dans la voix de Jarlad.) C’est là que je ne vous suis plus.
— Je vous retourne le compliment.
Le vieil homme ignora l’allusion.
— Il faut que je vous explique la situation. Je crois que certaines choses sont différentes de ce que vous pensez.
— Que voulez-vous m’expliquez ? Que vos divagations ne supportent même pas votre propre critique ?
— En quelque sorte. (Jarlad semblait plus sceptique que jamais.) Vos amis vont atteindre Alpha du Centaure à bord d’un astronef diplomatique terrien, ceci est irréfutable. Mais la suite est plus aléatoire. Il est impossible de rejoindre Thalie sans passer par Selena, pour cause de système défensif automatique. Donc que ce soit à bord d’un vaisseau officiel ou après un transbordement sur un autre appareil, ils transiteront par Selena. La délégation égocrate va être accueillie en grande pompe, cela va de soi, mais seulement sur Thalie. (Jarlad examinait attentivement Ylvain.) Même Biko Tal-Eb devra subir l’examen télépathique du Détecteur.
Il fit encore une pause : Ylvain s’était raidi, il clignotait des paupières un peu plus vite, et l’afflux subit du sang à son visage provoquait un accroissement considérable de sa sudation. « Ai-je frappé au bon endroit ou m’en rapproché-je ? » se demanda le chef de la Commission. « Escomptent-ils réellement aborder Selena avec Tal-Eb ? Et dans ce cas, est-il possible qu’ils aient tout misé sur l’absence de contrôle au passage d’une sommité politique ? » C’était singulièrement naïf, mais envisageable ; il décida d’insister sur cet aspect :
— Vous semblez surpris. Ignoriez-vous que la douane thalienne n’accorde aucun privilège ?
Chaque Conseiller, Dal Semys compris, affronte le Détecteur à chaque passage. Je le fais moi-même plus de cent fois par an.
Ylvain trouva la force de dire :
— Vous voyagez beaucoup.
Mais le ton n’y était pas.
Le vieillard était maintenant certain de l’ignorance d’Ylvain, mais c’était insuffisant : il fallait enfoncer profondément la lame, pour le contraindre à une réaction kineïque. Son interlocuteur avait montré sa prédilection pour les plans à rebondissements multiples, aussi Jarlad se méfiait-il. S’il ne parvenait pas à le pousser à l’action, il devrait chercher ailleurs. « C’est curieux », songea-t-il, « tout se joue sans éclat, très vite, de façon presque irréelle. »
— Personne ne peut pénétrer Thalie sans l’autorisation du Détecteur, reprit-il. On peut en sortir tout à fait librement, mais pas y entrer.
Voilà, le piège était refermé, il venait de dire : « Tu peux t’échapper, il suffit de me maîtriser. » Désormais, Ylvain croyait tenir le destin de ses amis, il fallait juste lui forcer un peu la main.
— En fait, tout cela m’arrange. Je veux dire que vous isoler ainsi du groupe pour vous juger, en attendant sagement Mayalahani et Mademoisel pour truquer le procès, est une aubaine à peine crédible. J’expédie Mennalik sur Selena, il piège toutes les cabines, et quand le Détecteur lui dit : « J’ai Mayalahani, cabine x », il fait sauter la cabine x, il fait sauter n cabines x, et nous sommes débarrassés du gros de la troupe sans y toucher. Ensuite, je vous fait condamner à la décérébration partielle et…
— Décérébration ? Vous pensez sérieusement qu’un jury, fût-il composé uniquement de magistrats marrons, acceptera de m’infliger une peine de cette envergure ?
— Pas un instant. (Le sourire de Jarlad était triomphal.) Le procureur demandera et obtiendra au mieux une lobotomie des centres psioniques… mais pour vous, ce sera l’équivalent d’une décérébration. Me trompé-je ?
Ylvain avait retrouvé son calme et son insolence. Il savait ce qu’il avait à faire et, après tout, ce pouvait être une fin.
— Le genre sadique ne vous réussit pas, Jarlad. Je vous préférais mielleux.
Le vieillard avait beau attendre les faisceaux de son interlocuteur, il faillit se laisser surprendre lorsque celui-ci projeta.
Ylvain avait pris son temps pour concocter l’inhibition qu’il asséna : il s’agissait de déphaser Jarlad afin qu’il crût être le jour du procès ; suffisamment pour qu’il conviât Ylvain à le suivre jusqu’à la navette, mais pas assez pour lui ôter l’usage relatif de son imagination, qui comblerait les vides.
Mennalik s’était acquitté de sa tâche. Il y avait bien eu quelques questions relatives à la soudaine défectuosité de certaines cabines, mais les techniciens avaient travaillé vite et discrètement… Ylvain était le dernier gêneur, la Cour l’attendait.
Ylvain projeta, et s’effondra sous le choc que Jarlad lui appliqua en retour, une véritable décharge électrique qui remonta son faisceau pour foudroyer ses neurones d’une explosion en chaîne.
Jarlad ne perdit qu’une seconde à observer le corps inerte qui gisait sur le lit. Il sortit de la cellule, récupéra la petite trousse de senseurs qu’il avait laissée dans le couloir et revint examiner sa victime.
— Bilan, demanda-t-il à haute voix, après avoir passé le crâne du kineïre au scanner.
« Conformité totale à l’examen précédent », diagnostiqua le Détecteur. « Pas de trauma, pas de séquelle. »
Jarlad sourit. Il avait correctement dosé son influx. Il aurait pu tuer, il l’avait déjà fait, même parfois involontairement ; à présent, il se contrôlait à la perfection. Au moment où il décida de ranimer Ylvain, celui-ci revint à lui, aussi aisément et ironiquement que lors de son réveil.
— Vous êtes surprenant ! singea-t-il. Quelle espèce de psi êtes-vous ? Un miroir ?
— Taisez-vous ! Dans votre position, l’impertinence est déplacée.
— Truisme. L’impertinence est toujours…
Jarlad le gifla, deux fois, sèchement, et la stupéfaction fit taire Ylvain. Jamais il n’avait été frappé… Jarlad était décidément un cas dangereusement à part.
— J’ai perdu suffisamment de temps avec vous. Maintenant, vous allez m’écouter. (Jarlad n’était plus l’interlocuteur patient et amusé.) Vous êtes un enfant naïf et dérisoire, tous les kineïres sont comme ça ! Vous jouez avec un pouvoir de conte de fées au lieu de vous intéresser à votre potentiel ! Vous faites de jolis pâtés avec le plus formidable outil de l’évolution, des gribouillis ! (Il n’y avait plus que colère dans son timbre.) Combien de générations de débiles nous a données le kineïrat ? ! Et vous arrivez : trois produits finis d’un coup, trois super-kineïres ! Trois demeurés qui jouent à trafiquer des bribes de réalité pour construire leur asile de marginalité ! Je vous ai découverts, je vous ai poussés, je vous ai regroupés, je vous ai acculés jusqu’au bout de la tolérance pour éveiller en vous une étincelle d’intelligence, pour déclencher un réflexe de survie qui vous libère de vos préjugés… Tout ça pour aboutir à une guerre de boutons de culotte, pour vous voir cogner à l’aveuglette avec des massues informes ! (Il sourit à sa rage et se calma d’un haussement d’épaules.) Le kineïrat n’est rien d’autre qu’un jouet de pacotille… Du toc, à peine un atome dans l’univers psionique, au même titre que la télépathie, l’empathie et autres gadgets. Il n’y a pas de limites à ce qu’un cerveau conforme peut effectuer…
— Conforme, hein ? Le vieux syndrome aryen !
— Vous manquez d’imagination ! L’espèce humaine évolue ; dans quelques millénaires, peut-être seulement deux ou trois, la nature aura doté l’ensemble de l’humanité de facultés psioniques. Vous serez mort depuis longtemps, par bêtise. Moi, je serai là, et durant tous ces siècles, j’aurai contribué à façonner un univers à la mesure de cette humanité. Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas ?
— Dément serait plus exact.
— Je vais avoir neuf cents ans, Ylvain. Je consacre quatre-vingt-dix-neuf pour cent de mes facultés à régénérer chacune de mes cellules, et il m’en reste assez pour vous retourner l’énergie à l’état brut de vos faisceaux ou accomplir d’autres vétilles. J’ai créé le kineïrat et tout ce qui tourne autour. Dal Semys et Tal-Eb le savent et fomentent mon assassinat. Vos amis et vous tentez de me piéger. D’une certaine façon, on pourrait croire que je suis sur la mauvaise pente… mais je peux laisser quiconque me manipuler, c’est ma force. Il me suffit d’attendre les décès, ou de les provoquer. Réfléchissez à tout ça. Je reviendrai vous expliquer comment, mort ou vif, je peux vous utiliser.
Une fois seul, Ylvain se demanda s’il allait s’offrir le luxe d’avoir peur ou s’il était préférable de continuer désespérément à compter sur ce que Jarlad ne pouvait pas deviner.